Un exemple de censure ayant sévi dans les Petits Formats

Un exemple de censure ayant sévi dans les Petits Formats

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Il y a quelque temps, en vous parlant des Petits Formats et de leur histoire, je faisais référence à la loi du 16

juillet 1949 qui veillait sur les différentes éditions dessinées, débouchant ainsi sur des opérations de censure. Mais pour éviter le couperet sans appel de la commission de surveillance mise en place, les éditeurs de l’époque pratiquaient de manière volontaire l’autocensure.

Pour illustrer mon propos, j’ai donc choisi un exemple assez révélateur de cet état de fait qui a duré pendant de nombreuses années. Vous vous rendrez ainsi compte qu’en fonction de l’époque ou des préoccupations du moment, cette autocensure était appliquée de manière variable.

Mon propos porte sur la même histoire de bd parue à plusieurs années de distance chez le même éditeur (LUG) et pour laquelle l’on trouve des différences assez sensibles.

Il s’agit d’une aventure du trappeur Blek le Roc, que vous connaissez peut-être, parue tout d’abord dans le n°15 de KIWI en novembre 1956, puis rééditée dans le pocket BLEK n°278 de février 1975, donc à presque 20 ans d’écart.

Les dessins en noir et blanc servant à imager cette démonstration sont issus du mensuel KIWI tandis que ceux en couleur proviennent du bimensuel BLEK.

Par ailleurs, lorsque je parlerai des revues (petits formats), j’écrirai KIWI et BLEK en majuscule alors que lorsque je voudrai désigner le(s) héros, j’utiliserai la transcription Blek en minuscule.

Commençons donc cette étude comparative d’une aventure identique se déroulant sur quelques pages de pocket.

Tout d’abord, vous trouverez ci-après une page de KIWI suivie d’à peu près la même page de BLEK. L’on peut ainsi constater que la page du premier pocket comporte 3 bandes alors que celle de l’autre fascicule en possède 2. Question économique vraisemblablement car en agrandissant les cases, cela prend plus de place et donc cela fait plus de numéros vendus. Mais les vignettes n’ont pas été seulement agrandies. Il y a des éléments qui ont été redessinés comme par exemple les vignettes 4 et 5 de KIWI que l’on peut comparer aux vignettes 1 et 2 de BLEK.

Ce qui veut dire que tout ce que l’on connaissait jusqu’à présent, à savoir que des gens chez l’éditeur LUG passaient leur temps à retoucher des planches pour la censure (tels Mitton, Médina ou d’autres) me paraît être du temps perdu car, dans ce cas précis, je ne vois pas en quoi des pieds redessinés pouvaient avoir un rapport avec la loi. Je crois plutôt que les astucieux de chez LUG ont élargi les cases pour mettre moins d’histoire dans plus de papier et donc vendre en plus grande quantité.
Il y avait ainsi une moyenne de 7 cases par page dans KIWI et 3 ou 4 par page dans BLEK.

D’autre part, ce qu’il faut remarquer également est la transformation du texte et des dialogues entre les 2 éditions. Or je ne vois pas bien non plus l’intérêt de modifier un même texte pour simplement signifier la même chose ? De même la forme des bulles, horizontales dans KIWI et rondes dans BLEK, donc remaniées. Mais dans quel but ? Vraisemblablement la nécessité d’être plus contemporain au moment où cela a été réécrit...

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Continuons notre investigation.

Regardez les 2 bandes ci-dessous. Dans la 1ère vignette de BLEK, l’adversaire du héros est armé d’un bâton alors que dans

KIWI il est armé d’une hache, dont parle le texte d’ailleurs. La hache s’est transformée en un vulgaire bâton, ce qui n’a plus le moindre attrait d’un point de vue danger par rapport à la version de KIWI. Il est marrant de constater que c’est en 1975 que l’arme disparaît alors qu’elle était matérialisée en 1956. L’on aurait pu penser l’inverse. En effet, on peut imaginer que les censeurs étaient logiquement plus vigilants dans les années 50 que 70,

alors pourquoi avoir gommé cette hache ? D’autant plus que dans la décennie 70 il y avait bien d’autres revues qui auraient pu subir les foudres de la loi. Bizarre et curieux. Ou alors, LUG avait un traumatisme profond sur cette censure conduisant à la servir encore plus.
Sinon, la vignette 2 de BLEK montre bien une retouche de dessin, mais vraiment mal faite. Effectivement, on voit la jambe du héros Blek, mais elle est mal proportionnée. De plus il paraît unijambiste et semble sauter sur une jambe, l’autre étant absente...

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Une légère petite pointe d’humour maintenant avec les cases suivantes :

Dans KIWI, le valet dit "bien Maître !" à son employeur bien-aimé, alors que dans BLEK il dit simplement "très bien patron". C’est marrant alors que les couleurs politiques des gouvernements étaient différentes en France en 1956 et 1975...

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Autre constatation plaisante :

Dans KIWI, vignette 2, Occultis fait dodo et Roddy parle de l’accueil bizarre qu’ils ont reçu...
Dans BLEK, même image, vignette 1, Roddy parle de l’accueil mais d’une autre manière : il fait allusion à une hache... (qui n’a pas existé dans BLEK) et au Maître... (qui est mentionné comme Patron). Ouaaah c’est fort. Le héros, Blek, a battu un homme armé d’un bâton (relisez, vous verrez) et Roddy en parle en mentionnant une hache... Le serviteur parle de Patron et Roddy de Maître...
La vigilance chez LUG laissait à désirer. Mais que faisait la police à cette époque ? C’était scandaleux de laisser des enfants imaginer cette hache en 1975...
Et puis ce pauvre Blek qui est glacé d’effroi dans BLEK et qui n’a que froid dans le dos dans KIWI...


Là où ça se corse, c’est par la suite, dans les souterrains de la demeure mystérieuse où se trouve notre héros. Regardez ci-après. Dans KIWI, en première case, quelqu’un épie Blek le Roc. En case 2, nous voyons le héros regarder une ombre s’enfuir par une porte, une espèce de corps noir à ses pieds.

Et ben, dans le KIWI, en 1956, des scènes avaient été honteusement coupées entre ces 2 cases, car dans BLEK, alors que le trappeur avance dans les souterrains, un regard l’épie (comme dans KIWI), mais il se trouve tout à coup face à un énorme singe en rut, euh en colère... Une ombre est de plus, matérialisée derrière le héros de l’Amérique.

Et puis d’autres pages suivent, ne figurant pas dans KIWI qui n’a pas eu l’honneur de cette scène, profondément traumatisante, on s’en doute, pour le cerveau des petits enfants, lecteurs de l’époque : Quelqu’un libère la bête de sa cage pour faire un mauvais sort au trappeur. Puis survient une grosse bagarre entre l’animal et Blek qui en sort vainqueur. Et là, nous reprenons la scène de l’ombre qui s’enfuit par une porte, ce qui est plus logique que dans la version du KIWI où l’on voit quelqu’un épier Blek, puis, la case d’après s’enfuir par une porte, mais du même côté de cette porte que le trappeur.

Or, dans BLEK, regardez donc aux pieds du héros lorsqu’il voit l’ombre s’enfuir par la porte : Il n’y a plus la forme noire qui figurait dans KIWI, alors qu’elle avait, ici, sa raison d’être. De plus, les pieds de Blek sont redessinés...
Drôle hein !

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Mais voyons maintenant Roddy, dans sa chambre, épiant cette jolie indienne, Princesse de son état, qui tient dans la main un couteau menaçant, à faire frémir encore une fois les petits enfants...
Et bien, dans BLEK elle n’a que le poing levé. Manifesterait-elle pour le Red Power ? ou est-ce une galéjade de chez LUG ? En tout cas le couteau a disparu.
Il est plaisant de s’apercevoir que c’est dans la version de 1975 de cette histoire que les armes blanches disparaissent des dessins (hache, couteau...). Alors que dans la version de 1956 c’est la scène de lutte contre le gorille qui est occultée. Les armes tranchantes avaient-elles une signification plus néfaste dans la décennie 70 ? Et en 1956, le combat contre un grand singe était-elle si traumatisant ? Allez-donc comprendre le motif de ces (auto)censeurs...

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Je passe quelques vignettes sans intérêt particulier si ce n’est la différence de textes, pour arriver à la scène suivante : le héros, Blek, est remonté des caves et voit la princesse indienne entrer dans sa chambre. Il la surprend à poignarder son lit. La scène, dans KIWI, est compréhensible et claire pour le lecteur. Par contre, dans BLEK, la princesse frappe le lit du trappeur de son petit poing. On se demande bien pourquoi, comme lui, mais nous, lecteurs, nous ne sommes pas si bêtes, nous avons compris, grâce en plus à l’explication accolée à la vignette, alors que Blek met du temps à comprendre. Mais c’est sans doute le combat qui l’a épuisé...

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Dans une autre séquence, notre trappeur est aux prises avec un méchant qui subit quelques transformations à 20 années de distance. En effet, regardez la scène dans KIWI : l’homme est un hypnotiseur. Il semble un peu inquiétant au niveau des yeux et du regard et surtout il a des cheveux.
Dans BLEK par contre, la première chose qui frappe est qu’il est chauve. Cela rend le personnage moins crédible et donc, par conséquent, son regard et son talent d’hypnotisme a moins d’acuité et de vraisemblance...

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Un peu plus loin, le héros est tombé sous le "charme" de l’hypnotiseur le menaçant d’une arme avec l’intention de le supprimer. Mais arrive Roddy qui se contente de le mettre en joue dans KIWI, l’ennemi semblant faire des salamalecs au trappeur en mettant sa main gauche sur son épaule droite.

20 ans après par contre, dans le pocket BLEK, Roddy est plus virulent et tire carrément sur le chauve dont on comprend là pourquoi il met sa main ainsi puisque le coup de feu a porté. De plus, l’individu pousse un cri (de douleur).

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Voilà, au travers de quelques scènes, un exemple de la censure qui s’exerçait sur les lectures enfantines et ce sur de nombreuses années. Cela donne des scènes un peu comiques dans certains cas mais ce qu’il est curieux de constater par exemple est que les armes blanches étaient permises dans les années 50 et non dans la décennie 70 à l’inverse des armes à feu, prohibées dans la décennie 50 alors que permises vers les années 70. Par contre, d’autres scènes avaient été complètement supprimées, jugées néfastes pour les gamins de l’époque, telle l’histoire du singe...

Par ailleurs, le fait d’agrandir systématiquement les cases n’étaient pas du meilleur effet, ni pour le dessin ni pour l’intérêt que l’on pouvait porter à la bande. Il me paraît que dans KIWI les dessins étaient plus fignolés car plus petits, ou alors est-ce la couleur qui nuisait à cela ?

En tout état de cause, cette commission de surveillance, omniprésente pendant des lustres, a conduit à un nombre impressionnant de remaniement de bandes voire à la suppression pure et simple de scènes entières.
Désuète de nos jours, la bd y échappant totalement actuellement, elle est toutefois toujours en vigueur et pourrait, qui sait, toujours refaire surface (Hé Hé...)

Publié le dimanche 30 mars 2003 par Jean-Yves Guerre. Mis à jour le 30 mars 2003 à 15h10.
Commentaires
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  • Visiteur marco bechere le 29 mai 2003 à 12:56

    Blek était né en Italie le 3 octobre de 1954 en Italie, crée par le fameux trio de Turin EsseGesse et publié dans le format "a striscia" (bande de 8 cm de hautesse x 17), très populair pendant celle epoque là, et bientôt republié dans les formats les plus variés entre lesquels on va examiner la version "libretto" (petit livre) correspondant à l’edition des annés soixante-dix en France (même format, même grafique, c’est donc un "reprint").
    En Italie aussi il y avit le risque censure et avant d’une décision du parlamient les editeurs avaient décide
    de se régler avec l’autocensure et dans toutes les réimpressions ils avaient modifié les dessins trop violents selon leur jugement personel. Et les versions "libretto" avaient suivi cette procédure. Le "reprint" des annés 70s est basé sur l’edition "libretto" et donc les censures sont ces faites en Italie.

    • Visiteur Jean-Yves le 29 mai 2003 à 13:57

      Merci de votre intérêt pour cet article.
      Effectivement, Blek est né en Italie et a bientôt 50 ans.
      En France il paraît toujours dans le même pocket intitulé "Kiwi".
      S’il y avait également une autocensure en Italie à cette époque là, comme en France, elle était toutefois moins marquée. J’ai vu des tas d’images de Blek italien effacées dans leur parution en France.
      Vous étiez moins stricts sur ce sujet en Italie.
      Tant mieux si Blek reparait bien que je sache que la maison IF édite déjà des histoires de Blek en ce moment en Italie.
      A bientôt

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