Luc Brunschwig est l’un des scénaristes les plus productifs du paysage de la bande dessinée contemporaine, et son extrême productivité ne gâche en rien la qualité de ses histoires, car ce bourreau de travail a pour credo de toujours livrer des récits de qualité. C’est cet auteur complet, et ô combien sympathique, que Bande Dessinée Info à eu la chance de rencontrer.
Bande Dessinée Info : Vous êtes un scénariste prolifique du neuvième art à l’origine d’illustres séries comme Le pouvoir des innocents. Qu’est-ce qui vous a motivé à devenir scénariste ?
Luc Brunschwig : Mon petit frère Yves, quand il avait six ans (et moi huit). Il s’est emparé d’un cahier de brouillon et a commencé à raconter des histoires sous forme de bande dessinée. Comme il emmenait ses créations à l’école, il a très vite séduit quelques copains qui ont voulu faire comme lui. Je n’ai fait que suivre le mouvement (avec un grand plaisir). A cette époque, j’écrivais, dessinais, mettais en couleur (tout ça de façon très primaire), mais une évidence s’est rapidement faite jour. Même à huit ans, mes copains, tous mes copains dessinaient déjà mieux et plus naturellement que moi. J’ai failli tout lâcher face à cette exaspérante révélation et puis, je me suis rendu compte que j’étais celui qui amenait les histoires aux autres, qui adorait triturer les idées, leur donner une rythmique, du suspens, de l’émotion. J’ai tout doucement décidé d’en faire une spécialité.

Bande Dessinée Info : Quels scénaristes ou séries de bande dessinée vous ont inspirés ?
Luc Brunschwig : Les séries et leurs auteurs sont liés étroitement à ma compréhension de ce que j’avais envie d’écrire et à la façon de le faire. Le premier, c’est Frank Miller, que j’ai découvert sur Daredevil puis sur Batman (The Dark Knight). Le second, c’est Alan Moore, avec les Watchmen et V pour Vendetta. Ces deux scénaristes m’ont ouvert un champ des possibles incroyablement vaste, tant sur les thèmes que sur la façon de les raconter : l’idée d’une bande dessinée sociétale, riche en psychologie, mais qui n’oublie jamais d’être (aussi) distractive !
Bande Dessinée Info : Vous êtes à l’origine de plus de vingt séries, y a-t’il une série qui a été plus difficile à faire naître ou a faire vivre par la suite ?
Luc Brunschwig : Haha ! Oui, clairement une : la Mémoire dans les Poches, qui est une tentative de faire de la fiction à partir de souvenirs personnels et de ma relation avec mes parents. D’ailleurs, les trois héros, Sidoine, Rosalie et Laurent sont clairement mon père, ma mère et quelque chose entre moi et mon frère. Sur le tome 3, j’ai voulu aborder la mort du père. N’ayant pas été présent auprès de mon papa le jour où il nous a quittés, j’ai voulu utiliser mon histoire pour vivre ce moment que j’avais raté. Très très mauvaise idée ! Ça a fait remonter d’un coup tout un tas de choses qui n’avaient visiblement pas été bien digérées. J’ai fait une dépression qui a duré 2 ans, et qui m’a empêché d’écrire pendant au moins une année.
Bande Dessinée Info : En voyant votre bibliographie, on observe que vous traitez beaucoup de thème. Y en a-t-il un que vous préférez aborder ?
Luc Brunschwig : Ayant vécu trente ans en meute avec mes parents et mon frère, je dirais que j’ai une prédilection pour les histoires familiales et les relations à l’intérieur de celles-ci (Holmes, Lloyd Singer, La Mémoire dans les Poches, XIII Mystery).

Bande Dessinée Info : Vous avez signé avec brio le dernier XIII Mystery sur Jason Fly. Comment ce projet s’est présenté à vous, et pourquoi choisir ce personnage et pas un autre dans la galerie de protagoniste de l’univers XIII ?
Luc Brunschwig : Tout d’abord, il faut savoir que je n’étais pas spécialement dans les petits papiers de Dargaud à cette période. J’avais pris quelques années plus tôt clairement parti pour Dupuis au moment de son rachat par le groupe possédant les éditions Dargaud et les chefs avaient quelques raisons légitimes de m’en vouloir. Donc personne ne pensait à moi pour faire un XIII Mystery. Cependant, mon directeur de collection chez Dupuis avait eu l’idée étrange d’envoyer les trois premiers tomes de ma série Makabi/Lloyd Singer à Jean Van Hamme, pensant qu’il pouvait passer un bon moment de lecture. Le retour de Van Hamme est allé largement au delà de ça, il a carrément qualifié mes bouquins de "meilleure chose qu’il avait lu chez un éditeur mainstream depuis 10 ans". On a échangé un peu et c’était très agréable. Dans la foulée, plein de hardiesse, je me suis porté candidat pour un XIII Mystery. Il m’a demandé quel personnage m’intéressait, et je savais qu’il avait plusieurs fois dit refuser qu’un autre que lui écrive sur l’enfance de XIII, donc, toujours plus hardi, j’ai cité Jason Fly et son père Jonathan. Il m’a répondu : "connaissant ton travail, tu es un des rares à pouvoir le faire, donc oui !". J’étais à la fois stupéfié et honoré.
Bon, il n’y avait pas qu’une envie de défi dans ma proposition autour de Jonathan et Jason Fly, j’avais une vraie idée sur la relation entre cet homme passionné, qui ose mettre les mains dans le cambouis de la politique de son pays et ce gamin qui ne comprend pas pourquoi son père lui préfère son travail. C’est quelque chose que je ressens très fort avec mes propres enfants, qui ne comprennent pas toujours pourquoi je suis autant investi dans mon boulot et pas toujours disponible alors que je suis en permanence avec eux à la maison.
Bande Dessinée Info : Que représente pour vous la série XIII et l’opportunité de travailler sur celle-ci ?
Luc Brunschwig : XIII, je l’ai découvert à mes tous débuts dans le métier. Je venais de signer le Pouvoir des Innocents, un thriller de politique fiction et bien évidemment, la référence absolue du genre en France, c’était XIII. Sauf que je ne l’avais jamais lu. Tout le monde pensait et me disait que je devais adorer cette série. Donc, curieux, j’ai acheté quelques tomes pour me faire une idée et j’ai de suite accroché à la rythmique, aux personnages et au sens du rebondissement de Van Hamme. Travailler sur une série que j’aime sincèrement a été un honneur, mais surtout c’est la possibilité de faire un truc que je fais naturellement à la lecture de n’importe quelle BD ou roman : je me glisse dans les personnages et je les enrichis d’émotions ou d’événements que je ressens dans leur parcours.
Bande Dessinée Info : A travers la lecture de vos albums, on note une construction accomplie de vos différent personnages. Quels types de personnages aimez-vous dépeindre et comment parvenez-vous à donner une telle profondeur à ces derniers ?
Luc Brunschwig : Au-delà même de l’idée de raconter une bonne histoire, c’est l’envie de faire rencontrer à mes lecteurs des personnages forts et complexes qui m’anime. Quand j’avais quinze ans, je me suis posé la question de ce que j’avais envie de faire en BD. La bande dessinée est un beau rêve, mais encore faut-il à un moment se demander ce qu’on a envie de transmettre aux gens. Pour certains, c’est une passion pour les voitures, pour d’autres pour les sciences. Pour moi, c’était clairement les personnages qui m’intéressaient, ce qu’ils sont, comment des événements tragiques ou magnifiques peuvent les faire évoluer, ce qu’ils cachent, leurs forces mais surtout leur fragilité. C’est une chose que j’aime depuis l’enfance, quand j’écoutais ma mère parler avec ses amies autour d’un thé. D’un coup, je découvrais des adultes faillibles, minés par des doutes, des interrogations qu’ils ne laissaient pas forcément paraître devant leurs enfants. Ce monde plus complexe, plus fragile me fascinait.
Bande Dessinée Info : Votre actualité récente est rythmée par la sortie de Léviathan T2, un album où vous êtes accompagné par Aurélien Ducoudray au scénario. Cet exercice à quatre mains n’a-t-il pas changer vos habitudes ? Que vous a-t-il apporté ?
Luc Brunschwig : Avec Aurélien, nous avons adopté un système très inhabituel pour moi. Nous écrivons l’histoire ensemble, puis Aurélien écrit une continuité dialoguée, sans se poser de question sur la quantité de texte que cela va produire. Il réalise ça un peu comme un journaliste qui descendrait dans la rue micro à la main et recueillerait les discussions des gens qu’il croise, un peu à l’arrache. Ensuite, il m’envoie ce matériel, et je réorganise tout, coupant, montant les dialogues, réfléchissant la rythmique des scènes, la façon dont elles se répondent, pour obtenir une mise en scène de ces événements.

Bande Dessinée Info : A la fin du tome 1 de Léviathan, vous évoquez dans les remerciements une période difficile où vous étiez dans l’incapacité de créer. Est-ce que cet évènement difficile pourrait devenir un scénario dans l’avenir ?
Luc Brunschwig : Tout événement intime est un bon matériel pour une histoire. J’avais d’ailleurs envie d’utiliser cette expérience dans l’adaptation d’une roman de Richard Matheson que j’adore et qui s’intitule Le Jeune Homme, la Mort et le Temps. Ça aurait été ma façon de m’inscrire dans le récit d’un autre, d’y apporter quelque chose de moi, mais je ne sais pas si nous arriverons à obtenir les droits du livre. Ça semble assez compliqué.
Bande Dessinée Info : Léviathan traite d’une catastrophe sans précédent à Marseille, pourquoi choisir la ville phocéenne et non la capitale ?
Luc Brunschwig : Ca n’est peut-être pas encore très clair, mais la catastrophe est liée à la proximité de la mer et de fosses marines gigantesques autour de Marseille. Un résultat difficile à obtenir à Paris. Et puis la situation géographique de Marseille aux portes du Maghreb, sa complexité ethnique, sa proximité avec de grandes villes aux mains du F.N., son histoire, la difficulté pour la capitale de vraiment comprendre cette ville un peu à part, tout ça a fini de nous convaincre que c’était le meilleur endroit pour raconter notre histoire.
Bande Dessinée Info : Quels sont vos projets et vos albums à venir ?
Luc Brunschwig : Les projets sont nombreux. D’abord finir le second cycle du Pouvoir des Innocents. Puis finir Urban et Holmes avant d’attaquer deux nouvelles séries importantes pour moi pour des raisons très différentes. Tout d’abord Luminary, que je réalise chez Glénat Comics avec Stéphane Perger. C’est ma première histoire de super-héros. Or le genre super héroïque est essentiel dans ma vie. C’est en lisant Strange que j’ai vraiment compris que je voulais faire de la bande dessinée. Je reste d’ailleurs plus un lecteur de comics que de BD franco-belge. Ensuite, il y aura Deux frères avec Etienne Le Roux et Loïc Chevallier, qui va constituer dans les années à venir mon plus gros projet. Neuf tomes qui vont raconter l’histoire sur 21 ans de deux frères juifs qui vont traverser les événements qui vont mener à la seconde Guerre Mondiale jusqu’à la naissance de l’État d’Israël.



