Filles Perdues (Alan Moore – Melinda Gebbie) – Editions Delcourt

Filles Perdues (Alan Moore – Melinda Gebbie) – Editions Delcourt

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Je ne sais pas ce qu’il restera de l’œuvre d’Alan Moore quand celui-ci aura disparu. Sera-t-il considéré comme il le devrait ? A savoir comme un véritable « auteur », au sens « noble » du terme, et pas seulement comme un OVNI dans le paysage de la bande dessinée mondiale.

Une chose est sûre, et chacun le reconnaît volontiers, le bonhomme ne fait vraiment rien comme tout le monde, et surprend toujours le microcosme des petits mickeys… en ne faisant justement pas du petit mickey…

Le pavé « Filles perdues » que viennent de sortir en France les Editions Delcourt est une nouvelle preuve de son immense talent. Et quand je parle de pavé je n’exagère pas, puisque le livre fait plus de 300 pages, grand format qui plus est. Une BD dont il a évidemment signé le scénario, son épouse, l’américaine Melinda Gebbie, mettant en images cette histoire qui devrait logiquement, si le monde était bien fait, entrer au panthéon de la littérature érotique, genre que les anglo-saxons, au même titre que les français d’ailleurs, ont porté à un haut degré de développement.

Parce qu’il s’agit bien d’une BD érotique, aucune équivoque là-dessus. D’ailleurs l’éditeur a fait apposer un sticker « Réservé aux adultes – Interdit aux mineurs » sur la couverture afin que cet album ne tombe pas entre toutes les mains.

Nous sommes au printemps 1914, en Autriche, à l’hôtel Himmelgarten. C’est dans ce bâtiment que va se dérouler la majeure partie de l’action du livre (avec juste une courte escapade parisienne).

Se retrouvent là une aristocrate anglaise, Lady Fairchild, vieille fille un peu guindée, l’image même, apparemment, de la lady victorienne qui n’aurait pas encore accepté le changement de siècle. Mais il se murmure, parmi les initiés, que la dite Lady Fairchild aurait aussi fait paraître, voilà quelques années, plusieurs ouvrages à diffuser sous le manteau, et ce sous le pseudonyme d’Hyppolite. Il y a là aussi une jeune américaine un peu nunuche et écervelée, Dottie Gale, tout droit sortie de sa ferme du midwest, et qui ne trouve rien de mieux, dès son arrivée à l’hôtel, que d’attirer l’attention d’un jeune et fringant officier autrichien, le capitaine Rolf Bauer. Troisièmes protagonistes d’importance de cette histoire, un couple d’anglais entre 2 âges, les Potter. Lui, Harold, travaille dans un cabinet de design industriel spécialisé dans les vaisseaux de guerre, elle, Wendy, est une femme au foyer timide, réservée, et semblant aussi puritaine que peut l’être une anglaise de la middle-class dans cette ère post-victorienne…

L’action va s’étaler sur quelques mois au cours desquels on va en apprendre bien plus sur ces 3 femmes… qui, dans des vies antérieures (comprenez dans leur jeunesse), connurent des aventures fort différentes de celles qu’elles vont vivre ensemble dans cet hôtel autrichien.

En effet Lady Fairchild est plus connue sous le nom d’Alice, qui, sous la plume de Lewis Carroll, vécut d’extraordinaires aventures de l’autre côté du miroir. Dottie Gale a pour vrai prénom Dorothée, et l’écrivain américain L. Frank Baum lui fit parcourir les grandes étendues du Pays d’Oz, version onirique d’un Kansas agricole et un peu arriéré. Quant à Wendy Potter, sous ce prénom, et en compagnie d’un certain Peter Pan, J. M. Barrie lui fit explorer les contrées imaginaires du Pays Merveilleux…

Mais çà, c’est l’histoire « officielle ». En réalité les 3 écrivains ont largement édulcoré les aventures de jeunesse de leurs héroïnes respectives. Ce que les 3 femmes vont s’empresser de rectifier en se racontant mutuellement leurs vraies vies d’adolescentes. Des vies essentiellement axées sur la découverte de leur sexualité, chacune avec ses spécificités, bien sûr. Au passage elles en profiteront également pour assouvir leurs propres fantasmes de femmes mûres, surtout entre elles, ou, accessoirement pour Miss Gale, avec son bel officier.

Pendant les quelques mois que dure l’histoire nos 3 « filles perdues » vont également croiser l’Histoire, la vraie, notamment avec une courte virée parisienne qui les verra assister au scandale de la première du ballet de Stravinsky, « Le sacre du printemps », scandale essentiellement dû à la chorégraphie audacieuse et novatrice de Nijinski, le danseur finissant par insulter copieusement un public complètement étranger à son art. Mais l’autre grand événement historique qui sous-tend l’histoire est évidemment l’assassinat, le 28 juin 1914 à Sarajevo, de l’archi-duc François-Ferdinand. On ne sait pas encore que cet acte isolé va déclencher l’une des plus grandes boucheries de l’histoire de l’humanité, mais l’événement, en tout cas, va précipiter la fin des aventures de nos 3 héroïnes qui devront se dépêcher de se raconter leur jeunesse respective, le tout dans une débauche de luxure et une orgie de stupre, avant que les premiers soldats n’investissent un hôtel qui sera bien vite déserté par son personnel et ses visiteurs.

Tout au long du livre Alan Moore et Melinda Gebbie revisitent les aventures des 3 jeunes filles, leur faisant vivre leurs exploits sexuels avec les mêmes personnages, simplement adaptés à la situation, que ceux créés par les premiers auteurs : Peter Pan, le Capitaine Crochet, la Reine de Cœur, le Lièvre de Mars, le Chapelier Fou, le Chat du Cheshire, l’Epouvantail, le Lion Peureux, etc…

Où l’on s’aperçoit que, selon son milieu d’origine, l’éducation sexuelle des jeunes filles de la fin du XIXème siècle pouvait prendre des tournures particulières : amours saphiques pour Alice, amour rustiques et campagnardes pour Dorothée, amours perverses pour Wendy, sans oublier tout le reste de la palette érotique selon les personnages impliqués, puisque tout le personnel de l’hôtel, à un moment ou à un autre, participera à ces rites ou ces orgies.

Le travail de narration des 2 auteurs est exceptionnel, puisque selon l’héroïne qui raconte sa propre part de l’histoire le style est différent, très victorien pour Alice, très cru et naturel pour Dorothée, très fantastique pour Wendy, Alan Moore et Melinda Gebbie usant également, selon leurs humeurs, de procédés narratifs particuliers : histoires identiques racontées de points de vue différents, histoires vues dans le reflet d’un miroir, histoires parallèles (comme le ballet de Stravinsky ou l’assassinat de François-Ferdinand). Les dessins, en parallèle du scénario, usant de styles différents également (mais toujours assez proche du style « nouille » si prisé au début du Xxème siècle. Le tout servi sans censure aucune, avec force descriptions et détails, ce qui explique que le livre soit à destination exclusive d’un public averti.

Bref, du grand art… Et encore un chef d’œuvre à l’actif d’Alan Moore…

Filles Perdues
Scénariste : Alan Moore
Dessinatrice : Melinda Gebbie
Editeur : Editions Delcourt
317 pages
49,90 euros
Parution le 12 mars 2008

Publié le dimanche 1er mars 2009 par Lionel Dekanel. Mis à jour le 1er mars 2009 à 21h35.
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