
Chronique Psycho-Investigateur (Erwan Courbier et Benoît Dahan) - Physalis
Le jeu paraît trop simple : c’est une histoire de pièces emmêlées qui s’ajoutent les unes aux autres et qui s’emboîtent au fur et à mesure qu’un mystère s’épuise. Par moitié, elles se ressemblent toutes ; le lot dans la boîte contient deux tas de morceaux parfaitement identiques, et ils sont peu nombreux et suffisamment grands pour que le travail d’assemblage dure le moins de temps possible. Ça a tout d’un jeu d’enfant. À chaque nouveau coup de main, le geste dévoile une forme humaine : la structure d’un nez aquilin de femme, ses cheveux bruns, les traits impeccablement surlignés et soulignés au crayon de ses lèvres, et son grain de beauté à la Cindy Crawford. Elle sourit. Son visage anguleux fixe et soutient le regard. Mais l’œil est unique et l’ombre à son cou et à ses joues évite les saillies des pommettes et semble bien trop grasse pour être réelle.
Il y a une pièce qui s’ouvre depuis l’absence de l’autre œil. Comme une fenêtre. Comme une peau qui se déchire.
Le trou ainsi vidé dissimule une voie intérieure : il y a un autre puzzle sous le premier. C’est une découpe cartographiée et imaginaire de tranches de conscience. Le labyrinthe dévoilé est un continent sombre piétiné par un homme. Sur les quelques panneaux que forment des mains, l’index montre des défauts de directions. L’homme s’y perdra bientôt – la carte le piétinera, lui. Aux lobes, il hésitera peut-être à rebrousser chemin ; aux scissures, il voudra demander sa route ; aux circonvolutions, il se rendra toujours un peu plus malade. Mais ne rencontrera finalement jamais personne sur le chemin, sauf lui seul, égaré jusqu’au siège de ses propres souvenirs.
Dans le carnet de notes personnelles du docteur Simon Radius, psycho-investigateur, les formules laconiques et écrites à la hâte ne semblent pas le concerner. Ce sont des tiroirs qui s’ouvrent sur les souvenirs d’autres consciences, perturbées, délirantes, dangereuses, voire criminelles. Des bribes de résultats de sondes des patients qui viennent à lui ou qui lui sont présentés, des résumés de folies objectivement consignés, marquant les étapes d’une progression.
Patient difficile. État de sommeil partiel atteint… Probablement un « souvenir-écran », imaginé par son inconscient… Mythomanie. Cas aigu. Typique des mythomanes. Brouiller les pistes en la faveur de leur invention… (…)
Toute sa spirale mnémonique est « polluée » en amont par son souvenir d’enfance… Dramatisation du souvenir exacerbé au fil des années… Plus la psychose est importante, plus le souvenir est hostile à toute modification… (…)
Amnésie rétrograde de courte durée, potentiellement causée par le choc du meurtre… Mydriase (dilatation des pupilles) anormale… (…)
L’inconscient utilise une multitude de moyens détournés pour communiquer…
Ce jour-là, c’est tout un petit groupe qui s’amasse dans la cage d’escaliers qui mène à son bureau. Une femme et trois hommes y montent péniblement, presque à reculons, peu assurés de devoir combler le vide d’une enquête grâce à un homme aux pratiques particulières et douteuses et qui, dans le métier, passe pour un charlatan. L’un des hommes retient un autre dans une camisole, prétendu serial killer, auteur de trois crimes, dont les détails du dernier en date restent encore à élucider. L’histoire d’un jardinier qui aurait tué celle qui l’employait, et il ne fait a priori aucun doute quant à sa culpabilité : le forcené a déjà avoué.
Alors ils ont fait appel à lui, celui qui scrute dans les consciences et note dans son carnet les moindres étapes de sa progression, car il avance en l’autre comme en lui-même, et de tout son corps. Sa méthode, décriée, est une mise en abyme ; elle ne ressemble à aucune autre. Ses patients ne parlent pas, se contentent de s’assoir face à lui. Sans le savoir, ils deviennent leur propre miroir. Si le souvenir résiduel est suffisamment fort, je dois pouvoir y accéder…
Le Dr Radius ouvre des petites et grandes portes de mémoire donnant sur des images qui bouillonnent, transperce les membranes, réduit le cortex en pièces, récupère des parcelles de vies passées sous silence. Jusqu’à pénétrer dans la vérité. Et, ce jour-là, il découvre que le coupable est un faux.
Depuis ce point de lumière, le réseau peine à s’amalgamer et le jeu se complexifie tout en se condensant sur une seule et unique figure, celle de Simon Radius. Les pièces du puzzle ont fini de s’étaler à l’horizontale et s’étiole en branches ; les indices ont été logés sous de bien trop nombreuses strates. Ils sont à chercher de part en part, à chaque coin de rues, à fleur de peau. À un premier labyrinthe – l’enquête menée par les inspecteurs – correspond un deuxième – l’enquête menée par le docteur – auquel se greffe un troisième – l’enquête intime du docteur à la recherche de sa femme.
Tripartite, comme les éléments en présence : trois meurtres, trois cadavres, et trois photographies déchirées sur leur corps en sang. Tripartite : Psycho-Investigateur est déroulé comme une bobine. C’est une sorte de transfert qui se multiplie, des abymes qui se situent au-dessus et en-dessous d’autres abymes. Au sol correspond des bas-fonds (des égouts, des murs d’appartements sombres) auxquels se greffe une autre réalité.
Tout est une question d’escaliers intérieurs et extérieurs, depuis lesquels on monte, on stagne, on descend. On tente de rapiécer des fragments.
Tout est une question de plongées et de contre-plongées. Benoît Dahan, dans une symétrie implacable, mime la psychose et alterne les points de vue et les perspectives. On se perd, on tombe sur des pancartes qui conduisent à des impasses, on se plaque contre les froides architectures de places et d’immeubles haussmanniens, on se terre sous les éboulis de roche poreuse et de souvenirs. Les cases sont cinétiques, découpent les cadres et les corps (les narines deviennent alors des serrures, les yeux des fenêtres, les dents des barreaux de prison), paralysent les perceptions et égratignent les portraits sur des photographies. Temps et espace se tiennent confinés dans un dédale de dédale.
Mais Simon Radius est un sondeur en présence ; lorsqu’il ouvre les portes d’autres consciences assises devant lui, il se donne à lui-même une seconde réalité, un second souffle, en miroir. Vie et calque de vie : transfert. Là, la dernière matriochka est un gouffre et il est impossible de scruter une béance. Là, face au vide laissé par sa femme, Dora, il devient peu à peu le fantôme de lui-même. Au moment où les inspecteurs se passent de son travail, il croit découvrir une liaison secrète que Dora aurait entretenue avec un certain David Clément, avatar des « John Doe » anglais, c’est-à-dire à la fois tout le monde et personne, autant dire un autre calque. Et il se pourrait bien que les fils des différentes histoires se rejoignent dans un seul et unique nœud.
Simon pénètre alors dans maintes pièces, se plonge dans des labyrinthes de glace et des culs-de-sac chronologiques, explore les plus menus détails. Les niveaux n’en finissent plus de se superposer : de lectures (des livres dans des livres), d’architectures (des villes se dessinent dans des boules à neige), de genres (l’album oscille entre drame psychologique, fantastique et polar, avec des écarts volontaires dans le conte, voire le mélodrame), de personnalités (tous se voient dans et à travers des vitres ou des miroirs).
Erwan Courbier et Benoît Dahan multiplient aussi les personnages faussement secondaires et écrivent autant de pactes passés avec des figures de diables, de faux coupables et de fausses victimes. Derrière chacun des portraits, une folie s’intensifie et se propage à leurs contours, fait exploser leurs expressions et les résument finalement aux brouillons de leurs pensées. L’enquête progresse à la mesure de l’émacie des visages – leurs rides deviennent des sillons, leurs organes des cratères. Les images ne se contentent pas d’être amassées, les mêmes scènes se répètent également, Erwan Courbier jouant et usant de reflets comme de bégaiements. Ce sont autant d’illusions, d’hallucinations : Dora vient et revient dans la mémoire de Simon, ouvrant et fermant la porte, et lui s’efface alors, ne devenant bientôt plus que le désert ironique de lui-même. Je suis décidément mon pire sujet d’investigation. (…) J’explore, je décrypte, et interviens dans les souvenirs de mes patients. Mais je suis resté spectateur des miens.
Car il s’agit précisément d’atteindre l’autre en soi, qui est à l’état de dormance. La fouille passe par la résolution d’équations, et des tas d’indices semés çà et là, à récolter. De même que les lieux et les époques, de même que les points de vue et les cadres, les personnages sont eux aussi dans un prisme : non seulement à la fois acteur et spectateur, mais aussi chacun avatar de l’autre. Erwan Courbier et Benoît Dahan se plaisent au jeu des diffractions et distillent des clés au hasard des noms savamment choisis de leurs personnages. Ainsi, le docteur Simon Radius – rencontre entre l’hypothèse à l’initiale du prénom et le concret par la solidité suggérée par son nom – a pour double et ennemi parfait le docteur John-Lou Bonseigneur – blond auréolé au nom emprunté, spectre de lui-même : il ne restera qu’un pseudo-personnage et pourtant primordial. De la même façon, Maud, la secrétaire de Simon, est le miroir inversé de Dora – le rapprochement syllabique renforçant l’hypothèse.
Chaque nom est signifiant, probant : du simple avocat épineux qui se trompe de route, « Me Labutte », à l’employeur prétendument assassiné par son jardinier, « Mme Chardon », en passant par des noms à consonance italienne – incursion à tendance mafieuse qui donne une structure noire au récit – et d’autres à consonance anglophone – incursion dans un roman à la Agatha Christie.
Le tissu de Psycho-Investigateur se resserre donc de multiples façons. D’amnésies en anamnèses, de fantasmes en vérités, le simple foulard initial qui faisait écran se transforme en toile de fond géante. Les cases forment alors des hémisphères de cerveaux qui sont autant de boîtes à souvenirs, prêtes à s’enflammer, pour finalement se consumer : il est temps pour Simon de lever le voile, la dernière des portes lui indique un autre chemin.



