C’est l’âge des journaux intimes, d’un héritage dont on ne cerne pas vraiment tous les enjeux, de la rébellion obligatoire vis-à-vis de l’ordre parental. Le cap obligatoire de l’adolescence. L’âge d’un humour acerbe, d’une haine injustifiable lancée à la face du monde, des études entreprises et abandonnées, d’une incompréhension physique et morale. Les petits et grands tourments adolescents. Et celui des pages écrites avec soin, colère ou envie, parfois raturées des années après, des confidences laissées aux carnets noirs, souvent cadenassés à double tour. Vers 14 ans, je croyais que je vivais intensément ; à 15 ans, je me croyais plus mûre que les autres ; à 16 ans, j’en avais déjà vu plus que d’autres à 40 ; et là, j’ai 17 ans et mal aux dents. Et alors ? Je suis une anarchiste, aujourd’hui, j’irai voir un ORL et me ferai percer le nez (un anneau). Et alors ? Vive l’anarchie ! Je me ferai tatouer quelque chose – ça se pourrait bien.
L’âge où tout paraît possible, celui des grandes et basses convictions, où les faits s’actualisent dans toute leur puissance, mais où, sur la page, tout s’inscrit pourtant au conditionnel.
Ulli a 17 ans, donc, toutes ses dents, mais mal à l’une. Dans un petit appartement du centre-ville, sombre et sali par les odeurs de substances en tout genre, elle vivote avec sa sœur et quelques amis, qu’elle tatoue pour le plaisir, qu’elle aime par phénomène de bande. Lorsque le joyeux groupe sort, les rues viennoises leur crient des Vous êtes passés sous un train ? Faudrait voir un coiffeur de temps en temps ! Le carnaval, c’est fini. Et marmonnent, dépité(e)s, chuchotant : Que voulez-vous…
C’est qu’ils ne passent pas inaperçus, ces enfants d’une génération post-nazie : ils ont la révolte sur le visage et la haine dans l’habit. Mais, de la vie quotidienne, ils ne comprennent pas tout, et de cet héritage non plus, d’ailleurs. Alors, lorsqu’ils sortent, c’est pour faire défiler leurs grosses têtes de punks toutes prêtes à dégommer les têtes blondes de skinheads, leurs jeans troués, leurs poches vides et leurs mégots mal éteints.
Le reste leur est bien égal.
Un jour, Ulli rencontre Edi. L’androgynie paumée et effrontée, comme elle. Échanges autour d’un premier café-clope matinal : c’est décidé, ensemble, elles iront en Italie. Comme ça, sur un coup de tête. Même pas le temps de le consigner sur un journal intime. Elles sont déjà devenues les meilleures amies du monde. Avatars de Thelma et Louise un peu moins ridées, en route pour une folle aventure. De la petite prostitution comme du prix d’une barrette de shit – par obligation de remplir un peu la bourse –, elles n’ignorent rien. De leur « but dans la vie », elles cherchent encore une définition.
Edi note, rature, dessine ses conceptions éthicopédagogiques sur les pages brouillonnes de son journal intime. Tout un témoignage d’époque, pour la reconstitution inédite de la période, cette passade, où les pires comme les plus douces des confidences peuvent s’exprimer librement. Sans honte. Trop n’est pas assez rassemble quarante ans après l’aventure quelques pages écrites de ces carnets, en fac-simile, sans ordre préétabli, et reconstitue l’embardée aveuglée d’Ulli et de sa comparse.
Le chemin des deux jeunes filles pas encore majeures se dévoile dans toute son insouciance. Dangereux, semé de balises « baise pour trouver un peu d’argent / un toit pour la nuit », « envie de vomir, cause : insolation / autre maladie vénérienne », « pouce levé vers la prochaine destination », « délice passager du sentiment de satiété par la déglutition d’un quart de bonbon sucré ».
Pas tout à fait touristes, pas tout à fait baroudeuses, les deux amies profitent des rencontres fortuites avec les hommes – d’autres errants comme elles, petits dealers en tout genre, serial fuckers ou mafiosi – ou avec les êtres de plâtre. Et tandis qu’Ulli s’extasie sur les fresques et les sculptures de Michel-Ange et ne rêve que de Rome, la volage Edi n’a d’yeux que pour le prochain à partager sa couche.
Au fur et à mesure de leurs tribulations, les planches d’Ulli Lust se désolidarisent des manuscrits de son carnet de bord : tandis que ce dernier révèle toute la beauté des paysages parcourus et l’enthousiasme des post-adolescentes, les cases se noircissent toujours un peu plus et le discours change de ton, se noie dans les mélanges de langues qui sont autant de frontières (entre allemand, anglais et italien) ou dans le brouhaha assourdissant de concerts punk.
La BO de Trop n’est pas assez est celle d’un psychodrame. D’une prise de conscience bien tardive.
- Mon gynécologue m’a dit que je ne peux pas avoir d’enfants.
- Vraiment ? Quelle chance.
- Exact ! Je peux baiser autant que je veux sans souci. Ha ha ha, du sexe sans regrets !
Aparté, note de bas de page : Bienheureuse ignorance ! Aux États-Unis, on déplorait les premiers morts du sida.
Trop n’est pas assez est l’histoire crue d’un oiseau migrateur qui décide de se mettre à nu. D’enthousiasmes en déceptions, de solitudes en désillusions, Ulli s’égratigne un peu plus à chaque pas, et se perd sur la route comme en elle-même. Les yeux pleins de cernes, le pantalon de plus en plus sale, elle entreprend en réalité une longue descente aux enfers, en nouvelle Eurydice. Il y a une légende autrichienne qui dit : celui qui veut traverser la tour sombre doit regarder vers l’avant. Celui qui se retourne sera englouti par l’enfer. Alors, elle poursuit, et marche, marche, sans fin, se consume au fil des pages, se dessine en cadavre derrière des barreaux, les traits animaliers parfois, serre fort le poing pour mieux planter l’aiguille.
L’égarement aux allures de cauchemars se donne sans fards, avec une sincérité parfois surprenante, et se teinte des contours de film noir. Aussi l’auteur s’excuse-t-elle, en fin de route, auprès des grands absents de son histoire, ses parents, qui ont peut-être découvert la vérité de l’aventure à publication du volume. On ne sort indemnes ni d’une telle aventure, ni d’une telle lecture. Si l’identification est impossible, la débauche assumée puis rejetée de l’héroïne heurte, jusqu’à l’apaisement nécessaire.



