Chronique The Blues (Sergio Toppi) - BDMusic

Publié le mercredi 30 décembre 2015 par Lionel Dekanel. Mis à jour le 30 décembre 2015 à 08h55.

Cet ouvrage de la collection BDmusic se veut une introduction, sous forme de rétrospective, au blues, la musique du vingtième siècle, d’où découlent une bonne partie des musiques populaires actuelles, du moins celles d’origine américaine. Comme toutes les autres références de cette collection, l’objet se décline en deux CD et un fascicule d’une cinquantaine de pages couplant "BD" et historique succinct du genre.

Attachons nous d’abord à la "BD". Si je mets des guillemets, c’est tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée à proprement parler. Au fil des trente-deux pages, le dessinateur italien Sergio Toppi illustre quelques-unes des chansons figurant sur les CD. Sur la page de gauche, on trouve les paroles des dites chansons, en anglais et en français, sur la page de droite, une illustration de Toppi, en noir et blanc ou en couleurs, selon les cas. On trouve aussi une petite photo ainsi qu’une brève note explicative concernant le créateur de la chanson. Sont ainsi illustrées des oeuvres de W. C. Handy, Robert Johnson, Bessie Smith, Son House, Muddy Waters, John Lee Hooker, Leroy Carr, Lead Belly, Blind Blake, Blind Lemon Jefferson et Big Bill Broonzy. Carrément le gotha du genre, même si, forcément, il manque une poignée d’autres incontournable. On aurait facilement pu doubler, voire tripler, ou même décupler le nombre de pages, et encore, il en aurait toujours manqué.

Il faut cependant noter que Toppi, décédé en 2012, n’a pas travaillé explicitement pour cet ouvrage. Ses illustrations sont en fait extraites d’une de ses BD, une vraie, intitulée « Blues », créée en 1990 pour la revue italienne « Corto Maltese », et publiée en France en 2007 grâce aux bons soins de l’éditeur Mosquito. « Blues » raconte l’histoire d’un saxophoniste noir dans l’Amérique des années quarante qui a fort à faire avec quelques malfrats fort peu mélomanes. Toppi dépeint le sud rural des Etats-Unis, avec sa misère, mais aussi ses fortes influences vaudoues. Son trait sec, rêche, rugueux est parfaitement raccord avec les difficiles conditions de vie des paysans noirs de l’époque. L’action de « Blues » se situant au moment où cette musique connaît un semblant de début de reconnaissance et de succès (tout étant cependant très très relatif), on comprend pourquoi BDMusic a choisi d’utiliser quelques-unes des planches de l’ouvrage de Toppi pour illustrer les chansons sélectionnées, celles-ci étant pour la plupart parues à la même époque. Le fascicule est complété par une histoire du blues, toujours en mode bilingue. Une histoire qu’il faut faire débuter vers la fin de la Guerre de Sécession, et la pseudo émancipation des noirs américains, certes libérés de l’esclavage, mais pas de la ségrégation, loin de là. Car, de fait, les premiers bluesmen ont tous été en contact avec le temps de l’esclavage, comme Joe Lee, le plus ancien bluesman connu, né en 1865, l’année de la fin de la Guerre Civile, et qui ne sera enregistré qu’en 1936, à soixante et onze ans, par les archivistes du la Bibliothèque du Congrès, ou comme tous ceux nés au dix-neuvième siècle, les W.C. Handy, Bessie Smith, Lead Belly, Blind Blake, Blind Lemon Jefferson, Big Bill Broonzy, Ma Rainey, Tommy Johnson, Mississippi John Hurt, Frank Stokes, Furry Lewis, Lonnie Johnson, Mamie Smith ou le second Sonny Boy Willamson, qui ont forcément connu et côtoyé d’anciens esclaves, parents, grands-parents, oncles, tantes, voisins.

Ceux nés au début du vingtième siècle, en gros jusqu’à la Première Guerre Mondiale, qui se déclenche cinquante ans après la Guerre de Sécession, ont eux aussi de fortes chances d’avoir eu un rapport direct avec d’anciens esclaves. Ce sont eux qui posent les bases du blues, emboîtant le pas aux premiers ouvriers agricoles qui, dans les décennies suivant la Guerre Civile, décident de quitter les fermes et les plantations, où, dès l’époque de l’esclavage, on a développé les work songs destinées à rythmer le travail des champs, pour devenir musiciens itinérants. Ce sont eux, avec un simple banjo, un violon, un harmonica, et, plus tard, une guitare, qui inventent le blues tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec ses histoires tristes, amères, désabusées, celles d’un quotidien sombre et pesant, et dont l’avenir ne paraît guère plus reluisant. Un blues avant tout rural, le fait de musiciens solitaires, qui finit par gagner les villes, où il est adopté par des orchestres de taille variable, avant d’être enregistré. Ironiquement, à une époque où les femmes n’ont pas beaucoup de droits, les premières vedettes du blues sont des chanteuses. Quant au premier musicien à écrire le blues, et donc à le faire entrer dans l’histoire, c’est le chef d’orchestre de jazz W. C. Handy, qui le découvre en 1903 lors d’un voyage dans l’état du Mississippi, où il rencontre un guitariste resté anonyme qui lui interprète quelques-unes de ses chansons. Handy est ainsi officiellement le compositeur des premiers standards du blues, comme "Saint-Louis blues", dont Bessie Smith fera un succès en 1925.

On retrouve tout ça sur les deux CD de cet ouvrage. Le premier s’intéresse justement à ces pionniers du blues, ceux d’avant la Seconde Guerre Mondiale. A tous les noms déjà cités dans cette chronique, ajoutons ceux d’Elmore James, Sonny Terry & Brownie McGhee, Lightnin’ Hopkins, Charley Patton, Memphis Minnie ou Big Joe Williams. Une sorte de who’s who du blues des origines. Quant au deuxième CD, il nous propose quelques-uns des plus grands succès du genre, enregistrés dans les années 50 et au tout début des années 60, au moment où naît le rock’n’roll, style lui-même en grande partie inspiré par le blues, ainsi que par la country, son pendant parmi la population blanche, toute aussi rurale et pauvre, du sud des Etats-Unis. Dans les années cinquante, le blues s’est électrifié en gagnant les grandes villes du nord, ce qui lui permet de toucher un public plus large et plus riche. Et, surtout, de toucher un public blanc, là où, avant guerre, le blues ne concernait quasiment que le public noir. Ce qui explique son succès durant cette décennie d’immédiat après-guerre, où les loisirs prennent de plus en plus d’importance dans le quotidien des américains, puis des européens. Parmi les musiciens présents sur ce second CD, des gens aux styles aussi variés que Junior Parker, Lowell Fulson, Willie Mabon, Jimmy Rogers, Big Joe Turner, T-Bone Walker (le véritable pionnier du blues électrique), Slim Harpo, Bo Diddley, Memphis Slim, Jimmy Reed, Buddy Guy, B. B. King, Howlin’ Wolf, Freddie King, Ray Charles, Chuck Berry ou Junior Wells. Interprétant tous, à une ou deux exceptions près, des chansons ayant atteint les sommets des hit-parades, autrement dit le Top 10.

Charts rhythm’n’blues le plus souvent (en théorie plutôt réservés aux musiques noires), mais aussi pop parfois (en principe plutôt destinés au public blanc), preuve de l’universalité de plus en plus prégnante du blues, qui connaîtra son apogée au début des années soixante avec son adoption à grande échelle par les jeunes groupes anglais, Rolling Stones, Yardbirds ou Animals en tête. Une bien belle façon de se familiariser avec le blues pour qui n’en serait pas encore adepte.

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