Chronique L’Entrevue (Manuele Fior) - Futuropolis

Publié le mercredi 24 avril 2013 par Cathia Engelbach. Mis à jour le 24 avril 2013 à 10h44.

Le dessin est pâle et délavé, mais lorsque Nadia se déshabille devant le miroir de la chambre, juste avant de se mettre au lit, son corps emprunte les contours et les rondeurs des femmes de Bonnard. En noir et blanc. Près du lit, des formes géométriques – du Mondrian, peut-être, ou les dernières toiles de Kandinsky – rappellent le triangle du ciel. D’un claquement de doigts, les figures bucoliques d’un Renoir viennent tuer l’abstrait. Raniero ne trouvera pas le sommeil cette nuit.
L’hôpital dans lequel il travaille ressemble aux couloirs froids d’un musée d’art contemporain. Aujourd’hui encore, les patients sont nombreux à l’attendre et le service se noie sous les nouvelles demandes. On annonce à Raniero la venue d’une nouvelle malade. Vingt-et-un ans. Hospitalisée depuis trois jours. Des moments psychotiques, des hallucinations élémentaires. Visuelles. Elle appartient à la « nouvelle convention », déroulant les partenaires sexuels, ne s’attachant à aucun d’entre eux. Mais elle consulte pour une autre raison : Dora serait en contact télépathique avec les civilisations extraterrestres. Mh.
Le dialogue qui s’engage entre la patiente et le psychologue est un échange sous la pluie, entre les branches, sous les éclairs ; on ne sait s’il appartient à une heure du jour ou de la nuit. Il frôle les routes désertes et le tissu de la robe de Dora. Il se mêle à la nature comme s’il n’était jamais exposé, comme s’il se cachait en elle. Entre eux, le monde se floute toujours un peu plus et la parole devient orage. Ils pourraient tout autant ne rien se dire : ils ont vu la même chose. Cette série de symboles géométriques (…) qui viennent du haut, touchent le sol et disparaissent. Comme avant tout accident.

L’Entrevue brise les cloisons d’un espace initialement contraint et codé. Des fossés entre générations aux dialogues entrecoupés et finalement impossibles, les frontières paraissent autant insurmontables que friables. Les mondes s’opposent sans cesse tandis qu’ils se rejoignent : sol et ciel, figuratif et abstrait, théories freudiennes et paranormal, trigonométrie et télépathie, conventions sociales et nouvelle convention, costumes trois pièces et coiffures ultra-modernistes, noir et blanc. Raniero et Dora ; dans la parenthèse d’un gris. La lisière s’affaisse alors qu’ils se voient en dehors de l’hôpital. Cette entrevue-là, ce rendez-vous, un jour d’avril 2048, a pour point de départ un pont : là où un ordre prend fin, là où un autre commence. Sur l’autre rive, des pierres homéopathiques prennent la place des chandelles pour le premier repas. Et si beaucoup de choses [étaient] en train de changer, pour toujours ?
Cette même nuit, des oiseaux sombres se logent dans la maison de Raniero. Manuele Fior laisse alors parler le silence, et l’on ne voit rien dans le noir soudain et éclatant des planches ; mais on ne demande aucune lumière. Dans le creux des murs, Dora se vêt d’accents de portraits de femmes peintes par des mains symbolistes. Elle s’apprête à sortir. Cette même nuit, le rationnel s’est tu au bénéfice d’une catastrophe. Tous les moyens de transport sont HS ! C’est pareil pour les communications. Plus de réseau, plus de satellite, plus de signal… Personne ne comprend ce qu’il se passe.

Dans les cases de Manuele Fior, qui échappent souvent aux limites, on croirait pouvoir détruire petit à petit tous les détails d’une architecture héritée des étrangetés et des rigidités bauhausiennes. L’auteur ne se contente pas de mêler différents univers, mais emprunte à foison dans plusieurs registres, de l’art pictural au cinéma en passant par la littérature, si bien que la planche cache et révèle à la fois, devenant elle aussi l’un de ces faisceaux de signaux émis par ce qui vient du ciel. De même, on ne sait si l’on doit lire une énième tentative de récit d’anticipation, ou si l’album fait un éloge troublant d’un héritage. Et s’il n’était que la formulation d’un rêve ?
Le cataclysme provoqué peut ainsi avoir mille visages, être bien réel ou non, paralyser ou bien émouvoir. C’est qu’il renferme un amour, né d’un pont entre deux rives, à marier les consciences.

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